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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - L'utilitarisme et l'altruisme

Publié le 08/10/2012

L’histoire de soin qui suit intitulé « Le centre de réalimentation » nous entraîne en Somalie dans un camp de réfugiés. L’auteur, Philippe Gaurier y officie dans le cadre d’une mission humanitaire. Il sera confronté concrètement à la question du prix de la vie...

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Mission humanitaire, 1981, Somalie, Camp de réfugiés, Bourdoubo A. Mon travail consiste essentiellement à m’occuper du bon fonctionnement d’un Feeding Center du camp. Je travaille aussi, comme mes collègues sur le « mini-hôpital » de Bourdoubo A. La structure est un préfabriqué de trois pièces et nous assistons Denis, le médecin, ensemble ou à tour de rôle, dans la mesure de nos capacités. C’est le moment de me servir des compétences que j’ai pu acquérir en pédiatrie. Ces enfants hyper dénutris sont difficiles à perfuser pour qui ne connaît que le monde des adultes. Où que j’aille, je suis toujours le bienvenu pour perfuser l’enfant « impiquable ». La partie de mon travail qui consiste à m’occuper d’un centre de réalimentation d’enfants dénutris comprend :

  • pour ce qui concerne les enfants : le recensement, l’intégration dans le centre, l’alimentation, le suivi... ;
  • pour ce qui concerne la logistique : l’approvisionnement alimentaire, la préparation des aliments, leur distribution, la maintenance, la formation des first health workers.

Une tasse de lait ou de porridge...

Le recensement est un moment privilégié, car l’infirmier et les first health workers sortent du feeding pour aller à la rencontre de la population.

Quelques jours avant, elle est avertie de la date, de l’heure et du lieu où le « recrutement » s’effectuera. La première fois, comme toute première fois, est une découverte pour l’infirmier. Je me souviens... Nous sommes un peu à l’écart du camp - je précise que ce camp est ouvert, qu’autour il n’y a rien d’autre qu’une étendue désertique à perte de vue, avec très peu d’arbres et de buissons, tout servant de combustible -, sous un épineux. Nous nous installons pour accomplir notre « mission » qui consiste à peser et mesurer les enfants. En fonction de tables, et en dessous d’un certain poids pour une certaine taille, l’enfant est « recruté ». Ce qui signifie qu’il est en état de très grande dénutrition...

Certains de ces malheureux sont de véritables cadavres ambulants. Les prendre sous les bras pour les hisser dans la balance, quel que soit l’amour que l’on éprouve pour eux, vous fait comprendre en quelques secondes l’horreur de la réalité, de leur réalité.

Ce que j’ai devant moi, c’est beaucoup plus de la mort que de la vie. Qu’ont-ils fait pour que nous les hommes, nous les ayons oubliés à ce point ? Ils portent quelques guenilles, poussiéreuses et sèches par endroits, humides et souillées de leurs diarrhées. Leurs grands yeux restent ouverts. Les mouches y trouvent l’humidité qu’elles cherchent. Leurs mains et leurs bras décharnés n’ont ni la force ni l’habitude de les y enlever.

Quand un enfant, et il y en a beaucoup, a un poids inadapté pour sa taille, nous l’intégrons au feeding ou plutôt, pour être rigoureux, je devrais écrire que je l’intègre au feeding. C’est de ma responsabilité. Pour mieux suivre l’enfant, nous « clipons » a l’un de ses poignets un bracelet plastifié permettant de l’identifier... L’enfant est enregistré sur un grand livre dans lequel nous noterons son assiduité au feeding, l’évolution de sa courbe staturo-pondérale, ce qui nous permet à terme d’évaluer l’efficacité de sa réalimentation.

L’alimentation se compose d’une grande tasse de porridge le matin (250 à 300 millilitres) et d’une grande tasse de lait partiellement écrémé l’après-midi. En fonction des approvisionnements et des stocks, on distribue parfois aussi quelques boulettes de viande. L’alimentation intensive comprend en plus un biscuit MSF le matin et l’après-midi. Cette alimentation devrait être un supplément à l’alimentation de base. En fait, souvent, parmi les enfants qui viennent au centre, beaucoup ne mangent rien d’autre dans leur journée. Il faut savoir qu’il y a la guerre entre l’Ethiopie et la Somalie, et que nous sommes dans un camp de réfugiés. Ces nomades ont été dépouillés de leurs troupeaux, de leurs maigres richesses. Ils sont stoppés ici, dans leur marche éternelle. La plupart des hommes et des grands adolescents ont été enrôlés pour la guerre. Ne restent dans les camps que des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards... qui n’intéressent personne.

« Je » devrai surveiller l’évolution de la courbe staturo-pondérale des enfants. En fait, il n’en est rien. Je ne me souviens pas avoir exclu d’enfants du feeding center, pour un retour à la normale en regard de son poids et sa taille. Les noms que je barrerai un jour sur ce grand cahier à couverture noire sont les noms des enfants que je ne reverrai jamais. Ils sont morts de faim.

Si l’enfant est trop petit, s’il n’a pas la force de venir seul ou s’il n’a plus la force ou la volonté de manger, il est accompagné de sa mère, d’une grande sœur ou d’un grand frère. Quand l’ensemble des enfants sont rentrés dans le feeding avec leurs accompagnants, la distribution de porridge ou de lait peut commencer. S’ils sont trop nombreux, un deuxième « service » est organisé. Les enfants viennent chacun avec la tasse qu’on leur a donnée dès leur intégration. Cette tasse leur appartient. Pendant que l’enfant se lave les mains, elle est nettoyée par un first health worker.

Bien qu’il fasse beaucoup plus chaud l’après-midi que le matin, une tasse de lait est proposée le matin et la tasse de porridge l’après-midi. En effet, le porridge est plus long à préparer et nous disposons de plus de temps l’après-midi. Les enfants hyper dénutris reçoivent aussi un biscuit MSF et parfois quelques boulettes de viandes.

La distribution des aliments s’effectue simplement, quand l’ensemble des enfants et accompagnants sont entrés dans le feeding. S’il n’y a pas assez de place pour tous les enfants, une deuxième distribution suit la première. S’il reste du lait ou du porridge, les enfants en reçoivent une seconde ration. Si jamais il y a encore un reste, les enfants ou les parents peuvent repartir avec une tasse en partie pleine, mais c’est plus que rarissime.

Il est extrêmement valorisant de distribuer de la nourriture à des enfants qui l’attendent. Au début, je le fais en partie moi-même, puis j’essaie de plus en plus de laisser les first health workers autonomes. Je ne viens que pour « surveiller » que tout se passe bien. Ce n’est pas si évident d’être face à quelque chose de simple et de contrôler. Je mets un point d’honneur à venir tous les matins et tous les après-midi, même quand j’irai mal... Je tiens à ce qu’ils apprennent l’organisation, à ce qu’ils apprennent à faire les choses méthodiquement. Je veux aussi voir certains visages, certains sourires d’enfants et de femmes (même si certaines cachent en partie leur visage). Voilà, je voudrai reprendre simplement avec vous la notion du geste de donner une tasse de lait ou de porridge.

« Il est extrêmement valorisant de distribuer de la nourriture à des enfants qui l’attendent. »

Éclairage par les concepts d’utilitarisme et d’altruisme

De 1981 à 2008, « j’utilisais » l’adjectif « utile » pour qualifier l’utilité de l’objet ou de l’action que j’avais menée en Somalie. Et puis un beau jour, j’ai eu un cours sur l’utilitarisme, le pur, le dur. À mon retour de mission, pour moi-même, mais aussi parfois avec des collègues ou d’autres personnes, j’étais obligé d’admettre qu’au fond, rien n’avait changé. J’étais parti et revenu, et les enfants, en ma présence pour certains et sans doute, même si la mission perdurait, après, continuaient de mourir, continuaient de mourir de faim. Cette mort de faim si intolérable pour Hans Jonas « Un enfant qui meurt de faim, c’est-à-dire accepter qu’il meure de faim, est un péché contre la première et la plus fondamentale de toutes les responsabilités qui puissent exister pour l’homme comme telles »1. Et une des questions qui me travaillaient était : est-ce que j’avais été utile ? D’autant que pour certains enfants, cette « mémorable » centaine d’enfants que j’avais fini par rayer du grand registre noir des recensements, j’étais bien obligé de voir, d’admettre, d’intégrer, d’incorporer que je n’avais servi qu’à les aider à survivre quelques journées, quelques demi-journées de plus. Alors, pour moi-même, « survivre » et peut-être un jour dépasser tout cela, je suis redescendu jusqu’à l’acte le plus fondamental du moment : donner à l’enfant une tasse de lait ou de porridge qui lui permettrait de tenir, de survivre jusqu’à la prochaine tasse de porridge ou de lait. Et c’est de là que j’ai réappris à marcher, moi aussi, pas après pas, debout, la tête haute le plus souvent. Oui, j’avais été utile à chacune de ces tasses et même à la dernière qui devait précéder la mort de l’enfant, le lendemain ou les jours suivants. Voilà comment pendant 30 ans, j’ai défini le maillon primaire de l’utilité. Je l’ai quantifiée à une demi-journée de survie, de survie de l’enfant sans jeu, sans télé, quasiment incapable de marcher jusqu’au centre de réalimentation tant la faiblesse de certains était grande. Une demi-journée d’attente, d’attente de l’autre tasse, d’attente de la nouvelle tasse.

C’est dans ce contexte que j’ai commencé à m’interroger pour la première fois sur le coût de la vie, le prix de la vie. À l’époque, en 1981, avant ma mission, je travaillais en réanimation néonatale, et le prix de journée était de 3.000 francs. Cela coûtait 3.000 francs pour maintenir en vie un grand prématuré. Et là, depuis février de la même année, je m’investissais dans un centre de réalimentation d’enfants hyper dénutris, en Somalie, et il fallait 1 franc pour réalimenter pendant une journée un enfant. Un franc pour le faire survivre 24 heures de plus. Je sais, je devrais transformer tout cela en euros. Mais l’objectif n’est pas de me montrer en adéquation avec mon temps, l’objectif est d’avancer dans l’idée que la vie a un prix, un coût. J’ai été confronté concrètement à la question du prix de la vie et à sa réalité vivante, si j’ose dire.

Utilité ou plutôt utilitarisme

L’utilitarisme est une philosophie, c’est même une philosophie humaniste. On dit que pousser à ses limites, c’est parler de vulgate utilitarism, conception schématisée de l’utilitarisme. Dans ce cadre, on privilégie l’utilité et dans le domaine plus spécifique de la santé, on peut aller jusqu’à imaginer transformer le corps humain en moyen (on se situe donc à l’opposé de Kant) et la seule fin est la guérison… du plus grand nombre. Ainsi, dans son article sur la « Loterie de la survie », J. Harris2 imagine la possibilité de soigner deux personnes malades à l’aide d’un donneur sain. Cela induit bien sûr, en fait, de tuer une personne, dans ce cas, le donneur. On parle ici de mauvais utilitarisme.

Jérémy Bentham parle lui de « maximalisation de la somme des satisfactions individuelles ».

Il part de l’idée que chacun possède un corps, que l’on ressent des sensations et que chacun sait ce qui est bon pour lui, juste pour lui. Enfin, il transfère cette notion en signifiant que ce qui vaut à l’échelle individuelle vaut aussi à l’échelle collective. Jérémy Bentham parle d’arithmétique des plaisirs et défend que l’utilitarisme est une philosophie réaliste, qui traite concrètement des choses de la vie. Il cherche à montrer, d’ailleurs, que nos actions de la vie courante s’expliquent par l’utilitarisme et que cette philosophie est intuitivement correcte. Elle s’appuie sur la raison et utilise des critères opératoires qui permettent d’atténuer plus facilement les hésitations dans les choix. On avance donc plus vite et mieux.

Cependant, cette philosophie reste critiquable car elle justifie le sacrifice de l’individu au profit du tout ou le sacrifice d’une minorité au profit d’une majorité. C’est l’argument porteur des décisions de guerre. Il faut sacrifier des soldats pour sauver la population. On peut sacrifier des milliers de soldats pour sauver des dizaines de milliers d’individus, voire des millions.

Cette philosophie est particulièrement critiquée par les libéraux ou les libertariens car, pour eux, tout individu possède une valeur sacrée et il n’existe aucune bonne raison de sacrifier un individu au profit de plusieurs autres. Cette thèse est défendue par R. Nozick.

Chemin faisant, nous pouvons ainsi avancer vers un deuxième niveau de l’utilitarisme : l’utilitarisme de la règle. N’oublions pas que dans l’utilitarisme, on vise le plus grand niveau collectif de satisfaction. Or, dans la satisfaction individuelle et de fait collective, il y a l’idée majeure de ne pas tuer, de ne pas tuer son prochain, car le droit de tuer son prochain valide aussi le droit d’être tué par son prochain. L’on voit dès lors que si l’on valide le droit de tuer son prochain, voire d’être tué, la société s’écroule et la terreur règne. De fait, la maximalisation de la somme des satisfactions individuelles s’effondre. L’utilitarisme possède donc une limite, celle du « Tu ne tueras point ». L’utilitarisme peut poser des bases dignes d’intérêt dans la limite où cette théorie accepte de se plier à une règle fondamentale : tu ne tueras point. Cette règle restant la première de toutes les règles.

« L’utilitarisme est le sacrifice d’une minorité pour une majorité. Alors que l’altruisme est le sacrifice volontaire d’une minorité pour une majorité ».

Utilitarisme versus altruisme

Alors revenons maintenant à notre feeding center et à notre réanimation néonatale. Pour le même coût, que ce soit en franc, en euro, en yen ou en dollar, que ce soit d’1 pour 3.000 ou d’1 pour plusieurs centaines, la question est posée et le reste. L’utilitariste dirait sans hésitation : je choisis de sauver les 3.000. Le libéral dirait : toute vie égale par ailleurs, je ne peux pas choisir. La vie est unique, que ce soit une ou des milliers, je respecte chaque vie. Et ce raisonnement-là n’est tenable que si l’on est du « bon côté de la barrière ». Mais ce que nous vivons et au-delà, ce que nous mettons en œuvre, nous tous, qui sommes capables d’écrire ou de lire ce livre : ce n’est pas 3.000> 1 ou 1≈1. C’est 1>3.000 (ou à quelques dizaines en tout cas). De plus, je ne suis pas en train de parler des autres. Je parle de moi aussi dans ce que je viens de dire. Certes, nous commençons à évoluer, mais ce n’est pas forcément par conviction, c’est surtout parce que la pression devient trop forte. Le monde en développement nous envahit et va nous envahir de plus en plus. Tant que nous n’aurons pas équilibré le « coût » de la vie, les flux migratoires s’effectueront et l’on ne pourra pas les stopper. On ne stoppe pas la vie. Il y a eu de néfastes essais, qui se nomment esclavage, génocide… Ils ont duré à chaque fois trop longtemps. Mais à chaque fois, ils s’achèvent. Ils ressurgissent ailleurs et autrement, mais de nouveau, ils s’achèvent. Ils ne sont pas la norme. Ils ne sont pas la règle.

L’utilitariste répond à la question que Kant refuse de s’approprier. Comment répondre en effet à la question de la survie de deux personnes, quand il y a de quoi répondre à la survie d’une seule. À ressource limitée, quand il n’y a pas assez pour nourrir la mère et l’enfant, qui faut-il choisir ? Qui faut-il prioriser ? C’est un peu facile de dire : comme je pense que « un égale un », alors je ne peux répondre, donc je ne réponds pas, donc je n’interviens pas. Mais ne pas intervenir, c’est le plus souvent choisir. C’est toujours permettre au plus fort de gagner sur le plus faible. Et cela n’a rien à voir avec la raison et encore moins avec la raison pure. Le soignant justement, le plus souvent, privilégie le plus faible. Pour résumé, je dirai que l’utilitarisme est le sacrifice d’une minorité pour une majorité. Alors que l’altruisme est le sacrifice volontaire d’une minorité pour une majorité.

Notes

  1. Jonas H., Le principe responsabilité, Collection Champs, Flammarion, 1998, p. 257.
  2. Harris J., Clones, Genes, and Immortality, Oxford New-York, Oxford University Press, 1998.

Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com