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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - La justice

Publié le 08/10/2012

Qu’est-ce que la justice dans le soin ? C’est une question surprenante, parce qu’il me semble que la justice soit intégrante du soin. Parce que soigner, c’est apporter quelque chose qui rend plus juste la situation. C’est aider à rétablir un peu plus d’équité. Alors, me direz-vous, ce n’est pas de la justice, c’est de l’équité. Non,  parce qu’il est injuste, dans ce domaine fondamental qu’est la santé, qu’une personne ait moins qu’une autre. Donc, la justice en tant que telle dans le soin peut difficilement être montrée puisqu’elle est intrinsèque au soin. De fait, ce qui pourrait être montré, c’est le travail effectué autour d’une injustice commise dans les soins ou plus simplement montrer l’injustice de la répartition des soins. C’est cette deuxième hypothèse que nous travaillerons à l’aide de l’histoire de soin de Marion.

Marion, infirmière en mission humanitaire, témoigne ici.

« Quand tu m’as fait cette proposition (de témoigner), j’avais pensé à deux choses, c’est-à-dire à l’opposition entre le fait que je travaillais à Londres dans une structure privée où il y avait beaucoup de personnes d’un certain âge qui avaient des cancers et qui étaient soignés dans un milieu où il y a plein d’argent, et une mission en Centre Afrique dans un milieu complètement reculé où il y a un gamin, en fait un bébé, qui avait peut-être quinze jours et qui meurt sur la route parce qu’il n’y a pas assez d’essence. En fait, c’est cette opposition, ces deux extrémités de la vie, ces deux systèmes de soins totalement différents : des soins basiques qui manquent… et qui auraient pu être donnés tout « bêtement » à l’enfant, et des soins extrêmement complexes qui sont mis en œuvre pour des personnes âgées…

La scène se passe en République Centrafricaine, pendant l’année 2009. Je suis en voiture et je rejoins le poste de santé qui est à Bédamara. C’est un axe qui a été « nettoyé » par la garde républicaine sous les ordres de « Bozizé », il y a trois à quatre ans. Je vais dans un poste de santé. Je suis avec un chauffeur. Il y a des barrières de rebelles. Il y a des zones occupées. Les gens vivent dans la brousse, dans les villages un peu éloignés de la route principale. Ils vivent au plus près des champs et il y a un poste de santé qui est près de la route et qui s’appelle Bédamara. Et dans ce poste de santé, il y a un infirmier secouriste qui n’est ni infirmier et pas forcément secouriste et qui fait un travail extraordinaire, c’est-à-dire qu’il prend en charge des pathologies comme la malaria, les diarrhées et les urgences. Et les gens de son village viennent le voir. Il travaille finalement 24 heures/24 parce qu’il est la seule personne qui a le savoir.

Il fait beau, il fait chaud, c’est à trois mois dans ma mission. Je commence à bien connaître les gens, les choses. Et là, je suis avec une infirmière anesthésiste qui a voulu sortir de l’hôpital pour le dernier jour de sa mission. Parce qu’en général leurs missions sont courtes, et là, elle veut voir comment les gens vivent parce qu’elle a été limitée dans sa relation avec les gens à l’hôpital. Donc, on est sur la route et on croise une moto avec deux personnes dessus : le papa et la maman et ce qui parait être un enfant caché sous un tissu. La moto va très vite et nous voit avec notre drapeau. Elle s’arrête et on nous dit quelque chose en « Kaba ». Le « Kaba », c’est la langue du nord… En fait, on ne comprend pas ce qu’ils disent. Même le chauffeur a du mal à comprendre. Et ils me montrent l’enfant, ils me tendent l’enfant. Ils me disent : soigne-le. Et avec l’infirmière anesthésiste, on est là, mais en fait on ne peut rien faire parce que… on n’est pas médecin, mais même s’il y avait eu un médecin… Et la meilleure solution c’est de l’envoyer à l’hôpital préfectoral. Et on dit : « vite, vite, emmène l’enfant à l’hôpital… » Et donc nous on se dit : « on a plus à gagner » à aller dans le centre de santé où il y a d’autres patients qui nous attendent et que c’est bien que cette urgence parte (l’enfant et ses parents en moto), comme c’est notre mode de référence habituel. Quand il y a une urgence, les patients doivent aller à Paoua, la ville principale où il y a l’hôpital.

On se rend alors dans le poste de santé. On y reçoit les patients « normaux » qui viennent pour des cas un peu plus difficiles et que l’infirmier secouriste ne sait pas solutionner. Il y a beaucoup de monde qui attend, ils sont en demande de médicaments. Voilà… (Le temps du retour est venu.)

Certaines personnes viennent avec nous dans la voiture. Pas forcément parce qu’il y a urgence, mais parce qu’ils ont besoin de soins un peu plus complexes et qu’on ne peut pas simplement leur donner quelques antibiotiques et puis leur dire : c’est fini, et les renvoyer chez eux. Et là, on retourne vers la ville principale par la même route et on recroise la même famille et on est très surpris : est-ce que c’est les mêmes ? Oui, c’est les mêmes ! Il y a en fait, le papa, la maman, et le bébé et l’on voit qu’il y a quelque chose qui se passe et l’on se dit : « mais pourquoi est-ce qu’ils se sont arrêtés ? » On descend de la voiture et la mère nous tend l’enfant. En fait, la mère a très bien compris, et elle nous demande notre avis, mais l’enfant est mort. À mon avis, il a convulsé. Il a eu une forte fièvre ? On ne sait pas exactement. Ça peut être n’importe quoi. Je n’en ai rien su. Et là, je me suis dit : c’est la limite du travail, c’est la limite de tout. C’est l’incompréhension entre les personnes parce que finalement, on n’a pas pensé qu’ils manqueraient d’essence et qu’ils ne pourraient pas rejoindre l’hôpital. On n’avait pas d’essence de toute manière. On aurait pu… En fait, il n’y avait rien à faire, mais quand même… Ça reste un moment un peu marquant dans le sens où… je ne sais pas, c’est… C’est le manque de tout qui a fait que cet enfant est mort. Et on voit cette femme, une fois qu’elle a compris ça qui s’assoit et qui pleure. Et là-dessus, miracle, il y a une autre moto qui arrive… qui aurait pu arriver un tout petit peu plus tôt et qui finit par donner du carburant au papa pour qu’il ramène l’enfant et la maman au village et qu’ils puissent faire les rites qui suivent…

Voilà, c’est un épisode de soins qui m’a marqué. Ce n’est même pas du soin. Je n’ai pas eu le temps de démarrer un processus. Ce n’était même pas… Comment dire… Je n’ai pas eu le temps d’évaluer en fait ce qu’avait cet enfant. Qu’est-ce que ça aurait changé de toute manière. C’est un peu la fatalité que l’on rencontre dans ces pays-là quand on est sur place. Et je pense qu’à partir de ce moment de ma mission, j’ai réalisé que depuis le début, je me mettais beaucoup de pression. Dès que j’arrive là-bas, il faut que je consulte, il faut que je supervise ce poste de santé. Il faudrait quand même que je les forme, que je leur apprenne quelque chose, que quelque chose se passe. Et là je me suis dit… et je me disais toujours quand je rentrais à la maison –  j’étais la seule qui faisait les postes de santé et les autres restaient à l’hosto…– qu’il y avait un décalage, parce qu’en fait, ils avaient leurs problèmes d’hosto, mais ils étaient nombreux, il y avait des docteurs avec eux. Et moi, j’étais l’infirmière qui allait là-bas et il y avait des gens qui venaient consulter. Et là, j’ai vu les limites, mes limites. Et je me suis dit… Je me dis qu’il y a des choses que l’on peut faire et des choses que l’on ne peut pas faire. Et à partir de ce moment, je me suis dit que j’allais me concentrer sur ce qui allait rester après. Comment « développer ces gens » pour qu’après, ils puissent résoudre leurs propres problèmes, tout seuls, plutôt que d’aller faire du curatif qui ne sert à rien. Enfin, qui sert, mais qui ne va pas les aider dans l’avenir, ou dans le futur. Voilà.

C’est un moment marquant, parce que c’est aussi un enfant. Et la valeur de l’enfant en Afrique, c’est une richesse, mais en même temps, quand un enfant meurt, c’est quelque chose qui fait partie de la vie. La mort, là-bas, ce n’est pas… c’est le cycle de la vie. Il y a une continuité. C’est ça qui m’a marquée dans ma dernière mission. Il y en a eu d’autres, mais… ce gamin pour moi, ce bébé, pardon, est le témoin que son pays est dans un sale état… »1.

Un éclairage du concept de justice...

Il est difficile de s’extraire de cet exemple, le film se déroule devant nos yeux. Alors comment prendre la main et proposer un éclairage. Et pour éclairer quoi ? Éclairer cette immense injustice qui domine la planète ! Discourir sur « médecine de masse versus médecine de privilège ». Car c’est bien de cela dont il est question ici. Aristote nous dit que le juste sera ce qui est conforme à la loi et à l’égalité…Et que la justice ainsi entendue est… la vertu complète. Il définit l’injuste en disant que c’est ce qui est illégal, et contraire aux règles de l’équité ou inique… car tout ce qui est inégal est illégal.

Nous commencerons par essayer de définir ce que veut dire « conforme à l’égalité » pour Aristote : Le juste dans la transaction civile est bien aussi une sorte d’égalité et l’injustice une sorte d’inégalité… Le juste qui a souci de redresser les torts est le milieu entre la perte ou la souffrance de l’un et le profit de l’autre… nous pouvons savoir ce qu’il faut retrancher à celui qui a plus, et ce qu’il faut rendre à celui qui a moins… Ces points une fois fixés, on voit aussi que l’équité personnelle, la pratique personnelle de la justice est un milieu entre une injustice commise et une injustice soufferte. D’une part on a plus qu’on ne doit avoir ; de l’autre on a moins.
Parallèlement, Aristote montre que la justice n’est pas une vertu comme les autres. En effet, une vertu, habituellement, est encadrée par un excès ou défaut qui revêtent des caractères différents de la vertu elle-même. Certes la justice est un milieu, mais ce n’est pas comme les vertus précédentes : c’est parce qu’elle tient la place du milieu tandis que l’injustice est aux deux extrêmes… Par suite, l’injustice est tout ensemble et un excès et un défaut, parce qu’elle est sans cesse ou dans l’excès ou dans le défaut, relativement à l’individu lui-même.

Essayons maintenant de définir la notion d’illégal pour Aristote. On a bien compris que ce qui est inégal est illégal. Mais l’idée va bien plus loin. N’oublions pas que ce qu’on cherche ici, c’est tout à la fois - le juste absolu et le juste social -, c’est-à-dire le juste appliqué à des gens qui associe leur vie pour assurer leur indépendance… car il n’y a de justice que quand il y a une loi qui prononce entre les hommes. Je trouve cette phrase extraordinaire. Au fond, Aristote nous dit qu’il n’y a de justice que lorsqu’une loi est la même pour tous. Bien sûr, on peut se limiter à une ville (une cité), une contrée, un pays. Mais la réalité finale serait une loi pour l’ensemble des hommes. Il précise plus loin sa pensée dans ce domaine. Dans la justice civile, dans le droit politique, on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui est purement légal. Ce qui est naturel, c’est ce qui a partout la même force et ne dépend point des décrets que les hommes peuvent rendre dans un sens ou dans l’autre… Il est des personnes qui pensent que la justice, sous toutes ses formes sans exception, a ce caractère de mutabilité. Selon elles, ce qui est vraiment naturel est immuable, et a partout la même force, les mêmes propriétés. Ainsi, le feu brûle tout aussi bien et dans nos contrées et en Perse, tandis que les lois humaines et les droits qu’elles fixent sont dans un changement perpétuel.

Plus avant, pour la notion de justice et d’injustice, Aristote introduit une nuance majeure. Il distingue l’acte volontaire et l’acte involontaire. Les actes conformes à la justice et les actes injustes étant tels que nous venons de le dire, on ne commet un délit, ou l’on ne fait un acte juste, que quand on agit volontairement dans l’un ou l’autre des deux cas. Mais quand on agit sans le vouloir, on n’est point juste ni injuste, si ce n’est indirectement ; car c’est par une sorte d’accident qu’on a été juste ou injuste en agissant ainsi. C’est donc ce qu’il y a dans l’action volontaire ou d’involontaire qui en fait l’iniquité ou la justice. Enfin, dans les relations involontaires il distingue celles qui ont lieu à notre insu : le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, le détournement des esclaves, le meurtre par surprise, le faux témoignage ; et celles qui ont lieu à force ouverte, comme les sévices corporels, la séquestration, les chaînes dont on vous charge, la mort, la rapine, les blessures qui estropient, les paroles qui offensent et les outrages qui provoquent.

Voilà comment j’essaierai de résumer modestement « La théorie de la justice » d’Aristote2.

La seule loi du marché...

Peut-être que son arrivée à l’hôpital n’aurait rien changé au pronostic vital du bébé dont nous parlions ci-dessus, mais un demi litre ou un litre d’essence en plus aurait permis à ses parents de l’emmener à l’hôpital où il aurait peut-être eu une chance d’être soigné. Était-ce juste qu’il manque aux parents de cet enfant un demi-litre d’essence alors qu’ailleurs, on roule en ville dans des voitures tout terrain dites « 4 x 4 », voiture que l’on prend même pour aller chercher son pain à 500 mètres alors qu’il serait si simple et normal d’y aller à pied. C’est de nouveau la même question que l’on se pose : qu’est le prix de la vie d’une personne, qu’elle soit nouveau-né ou personne âgée ? Un demi-litre d’essence se situe, aujourd’hui, aux alentours d’un demi-euro et une journée d’hospitalisation privée dans une unité spécialisée en oncologie se chiffre sans doute en millier(s) d’euros. Bien sûr que Marion est au cœur d’une injustice. Elle est au cœur d’une injustice planétaire. Et en plus, elle tente de se situer dans une position juste. Elle tente de tenir, au milieu, l’ébauche d’une position juste, entre deux extrémités injustes, l’une faite de défaut de moyens envers un bébé qui, de fait, à la vie devant lui, et l’autre faite de moyens importants consacrés à des personnes âgés dont l’essentiel de la vie est passé. Marion est le témoin d’une double injustice. La première est l’inégalité de moyens : l’un a trop peu et l’autre beaucoup par rapport à la théorie du milieu d’Aristote. La seconde est une injustice absolue qui fait mourir un bébé qui a la vie devant lui et qui fait survivre une personne âgée qui a l’essentiel - en temps - de sa vie derrière elle. Bien sûr, ce discours est toujours plus facile quand on parle de l’autre, sagement assis devant son ordinateur, le téléphone à proximité de la main pour composer le 15 ou le 18 en cas de malaise.

Alors pourquoi cette injustice mondiale ? Aristote y répond, même si, à l’époque, ne l’oublions pas, on naissait maître ou esclave : il n’y a de justice que quand il y a une loi qui prononce entre les hommes. Or ici-bas, à ce jour, il n’y a pas de loi qui prononce entre les hommes. Il y a seulement la loi du marché, la fameuse « main invisible » d’Adam Smith. Cette main invisible n’est quasiment pas humaine, elle est financière et répond au principe de l’offre et de la demande. Celui qui dispose d’argent quand il est vieux peut se faire soigner et espérer vivre encore et celui qui n’en a pas ne peut pas se faire soigner et peut en mourir s’il est gravement malade. La main invisible n’est pas soignante. Elle n’est pas là pour soigner, elle est là pour vendre du soin, car pour elle, le soin est bien marchand comme les autres. Un bien marchand qui peut rapporter des bénéfices et des dividendes à des gens qui, grâce à ces biens et ces dividendes, pourront entre autres se faire soigner s’ils tombent malades. Voilà, Marion, tu fais partie de ces personnes justes qui marchent sur le chemin du milieu. Tu fais partie de celles et de ceux qui ouvrent le chemin vers une loi qui prononce entre les hommes. Le juste milieu existe, Marion, c’est une certitude.

Notes

  1. Suite : Je suis rentrée de mission il y a quatre mois maintenant. Je me suis remise au travail depuis un mois. Il y a un mois, j’avais peur de travailler en France. J’avais une certaine appréhension à retravailler dans ce pays que j’avais laissé un an et demie après mon diplôme d’État pour partir vers la perfide Albion. Je me suis trouvée en Angleterre en tant que professionnelle, en tant qu’humaine pratiquant des soins, et j’ai eu la possibilité de donner des soins palliatifs, de pratiquer la prise en charge globale des patients au quotidien, de me former… Alors, ce que j’allais trouver en France ?… Et j’ai trouvé des professionnelles surtout désabusées qui travaillent beaucoup à la chaîne, un patient après l’autre, que ce soit en service ou en maison de retraite, des professionnelles qui aiment leur métier et qui essayent de mettre de l’humain dans ce qu’elles font… Qui travaillent souvent peu avec leurs collègues aides-soignantes parce qu’elles ne le peuvent pas ou ne le veulent pas (le corps est-il si dégradant ?) ou parce que tout simplement l’organisation est comme ça et que l’infirmière, c’est les prises de sang, l’ordinateur, les médicaments et les perfusions… Le reste ?… Alors peut-être que je vais devoir changer de boulot, trouver mon lieu de soin, ou me désintéresser de mon travail et faire du travail alimentaire à défaut d’humanitaire… Finalement, rien n’a changé. Notre système de soins infirmiers est complètement ringard, peut être faudrait-il le changer mais comment ?
  2. Aristote, Éthique à Nicomaque, Le livre de Poche, Livre V, du chapitre premier au chapitre VIII.

Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com