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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - La « bonne action »

Publié le 08/10/2012

Savoir ce qu’il faut faire pour bien agir est simple, il s’agit de ne pas offenser le principe de non contradiction. Il faut avoir une bonne volonté. Et la bonne volonté, c’est la volonté de bien agir, c’est-à-dire de ne jamais agir contradictoirement. L’expérience que nous raconte Christine dans son service de cardiologie illustre parfaitement le concept de la « bonne action ».

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Emmanuel Kant (1724-1804) est le fondateur de la philosophie critique. Publiés en 1875, les Fondements de la métaphysique des mœurs1 jettent les bases des philosophies de la liberté qui se développent au XIXe siècle. Kant y affirme, notamment, la nécessité d’une philosophie morale pure, débarrassée de toutes les scories portées par l’empirisme, et entreprend de rechercher et de déterminer le principe suprême de la morale. Ce sont alors les célèbres « impératifs catégoriques » : « Agis selon une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » ; « Agis de telle sorte que tu uses de l’humanité, en ta personne et en celle d’autrui, toujours comme fin, et jamais simplement comme moyen » ; « Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même, dans ses maximes, comme législatrice universelle. »

La volonté de bien agir

Un soignant kantien est sans doute un soignant idéaliste, qui se fixe ce vers quoi il doit tendre, même s’il sait qu’il ne l’atteindra jamais. Il tentera de respecter la dignité intrinsèque et inaliénable de la personne humaine. Il ancrera sa pratique dans le formel, l’a priori et la liberté. Comme Kant, il essaiera de penser l’humanité de l’homme à partir de ce qu’il y a de plus haut en lui : la raison. Il refusera tout compromis. Il s’inscrira dans la Loi mosaïque : Fais à autrui ce que tu voudrais que l’on te fasse et ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît, même si Kant n’est pas – et surtout pas – réductible à la Loi mosaïque.

Pour Kant, savoir ce qu’il faut faire pour bien agir est simple, il s’agit de ne pas offenser le principe de non contradiction. Il faut avoir une bonne volonté. Et la bonne volonté, c’est la volonté de bien agir, c’est-à-dire de ne jamais agir contradictoirement. Mais cette même bonne volonté ne se résume pas seulement à l’intention de bien agir. La bonne volonté doit induire un acte. Et si la bonne volonté n’induit pas un acte, c’est qu’elle n’est que velléité.

Soyons maintenant plus pratiques. Un acte résultant de la bonne volonté, comme tout acte, peut être regardé de deux manières :

  • de l’extérieur, on regarde alors les conséquences que l’acte a eues ou pourrait avoir. Sont-elles conformes ou non conformes à la loi morale, c’est-à-dire au principe de non-contradiction (que Kant nomme aussi principe de la raison pure) ?
  • de l’intérieur, on essaie de déterminer les mobiles et les raisons qui ont motivé l’acte. Kant repère deux mobiles fondamentaux : Le devoir et l’intérêt.

Ainsi, bien que Kant accorde le prima à l’intériorité, il propose de distinguer quatre types d’actions :

ActionsExtérioritéIntérioritéQualification
Action Conforme au devoir Faite par devoir Bonne action
Action Conforme au devoir Faite par intérêt Action prudente
Action Non conforme au devoir Faite par devoir Kant refuse que cela existe
Action Non conforme au devoir Faite par intérêt Mauvaise action
  • une bonne action est une action conforme au devoir et faite par devoir ;
  • une action prudente est une action conforme au devoir mais faite par intérêt ;
  • une mauvaise action est une action non conforme au devoir et faite par intérêt ;
  • enfin, Kant estime qu’une action non conforme au devoir et faite par devoir ne peut exister.

C’est avec cette matrice que je propose de porter un regard sur des moments de soin. Je pense que cette grille d’analyse peut être utilisée, a posteriori, pour porter un regard sur une situation de soin, voire une action de soin. Elle peut être aussi, si on s’approprie l’utilisation, une aide à la décision et au positionnement. Il reste maintenant à choisir les situations de soins. Bien évidemment je vais les puiser dans ma propre expérience en soins ou dans les expériences en soins que l’on m’a confiées. Bien sûr, pour ces dernières, je ne pourrai qu’émettre une hypothèse d’intériorité.

Une bonne action2 – Histoire de soin

Christine est infirmière dans une unité de six lits de surveillance continue en cardiologie. Elle a 4 à 5 ans d’expérience professionnelle dans ce service. Elle dit qu’elle se sent à l’aise dans son travail.

« Je maîtrisais ce que je faisais, je n’avais pas difficulté particulière. Et puis, je vois arriver une personne qui travaillait à l’hôpital, et qui me dit tu vas recevoir mon mari. C’est quelqu’un que je connaissais bien, avec qui j’avais des rapports, je vais dire professionnels, mais pas tout à fait amicaux, plutôt cordiaux. C’est un petit hôpital, en plus, où on se connaît tous. Elle me dit tu vas recevoir mon mari. Il vient de faire un infarctus. Très bien, il est aux urgences. Effectivement, peu de temps après… Elle très inquiète... Comme on peut l’être. Et effectivement, les urgences appellent. Vous avez un lit en surveillance continue. Vous allez recevoir Monsieur Untel, une quarantaine d’années, qui vient d’avoir un infarctus massif et qui a bénéficié d’un traitement par fibrinolyse. Et donc on le reçoit dans le service. J’avais en charge les suivis de surveillance continue. Bon, il était fatigué, pâle, comme peut l’être un patient qui vient de faire un infarctus et qui a eu un traitement fibrinolytique. On le scope. On met en place toute la technique qu’il peut y avoir autour. Et puis, je ne sais si c’est le fait que ce soit le mari d’une collègue… Je ne sais pas, j’avais un sale pressentiment. Quelque chose qui me… Je n’étais pas à l’aise, quoi. Bon, je fais mon travail. Je suis là auprès de lui, tout ça. Et puis ma collègue me dit : Écoute, il faut que je reparte à la maison chercher des affaires. Je te le confie. Si elle avait su. Je crois que ça, ça a été la parole qui peut-être me hante quelque part.

Donc, bon, très bien, elle part et je vais m’occuper de son mari comme je le ferais… comme le fais pour les cinq autres qui sont dans les lits. Et puis son mari n’était pas bien. Il ne se sentait pas bien. Il décrivait un malaise… Il y avait quelque chose qui n’allait pas. J’avais l’interne sous la main, je lui en parle. Tu sais, Monsieur Machin, il est pâle, il ne se sent pas très bien, il est… « Bof ». Sur le plan hémodynamique, il est stable, les constantes, et tout, le tracé, ça va.

Bon, non, pas de problème. Très bien. On a quelque part un sixième sens. Et tout d’un coup, l’alarme qui se déclenche. C’était l’alarme « pin-pon » comme on dit… les pompiers… C’est la centrale de scope qui déclenche et en général, c’est l’urgence. Effectivement… son tracé des salves de « TV ». Immédiatement, je pars dans la chambre et l’interne qui passe dans le couloir… je lui dis viens voir. Non, non, c’est rien, ce sont les… C’est normal, c’est la re-perfusion… suite à la fibrinolyse, effectivement, il peut y avoir des petits troubles du rythme qui font que… Quand il y a une « re-perfusion » au niveau des coronaires, on peut avoir, comme ça, quelques petites salves de tachycardie ventriculaire.

Mais enfin, bon. Et puis, le patient pâle, en sueur, pas bien. Et puis est arrivé ce qui est arrivé, il nous a fait une fibrillation ventriculaire. Donc, je chope l’interne dans le couloir, une aide-soignante qui passe, qui m’amène le défibrillateur qui était à côté, le chariot d’urgence, tout ça. On prépare tout. Toi qui as fait de la réa, tu sais ce que c’est que l’urgence en cardiologie… défibrillation ventriculaire… donc il faut choquer le malade. Je prépare, j’avais… et je me retourne, j’avais l’interne dans le coin de la pièce et il s’était reculé au maximum. Et il me regarde, et il me dit : « Je ne peux pas ». Et alors là, ça va très vite… C’est le TGV dans la tête, quoi. C’est qu’est-ce je fais ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Ce n’est même pas qu’est-ce je fais, c’est « Il faut y aller quoi ! »
Parce que… Ben voilà… Parce que c’est mon travail d’infirmière, parce que c’est un être humain qui est dans un lit, parce que si je ne le fais, eh bien lui, il ne va pas le faire derrière moi parce qu’il ne peut pas. Et heureusement qu’il me l’a dit. Je ne peux pas sinon… je lui ai tendu les deux… les deux électrodes… Mais il ne pouvait pas. Je ne sais pas pourquoi, il ne pouvait pas, mais, bon, c’est comme ça. Un moment de panique. Il faut l’accepter. On est tous des êtres humains. Et donc, j’ai choqué… le malade. Et je dis ce qui m’est passé dans la tête à ce moment là c’est : Je te le confie. Ce qu’elle m’avait dit avant de… avant de le quitter.

Bon, on l’a récupéré, hein. Il n’y a pas eu de problème… Il est redevenu sinusal, bon. Le cardiologue est arrivé le temps qu’on l’ait choqué... L’anesthésiste… tout ça. Bon, ils ont dit : « Il faut le transférer pour aller faire une coronarographie… immédiatement...» Il a reconstitué a priori… Il a rebouché des coronaires… Alors je ne sais plus lesquels… Je m’excuse, c’était trop lointain. Donc, et bien qu’est-ce que j’ai fait : j’ai organisé le transfert par le SAMU. J’ai fait mon boulot et tout. J’ai appelé ma collègue… Je lui ai dit : Voilà… Il nous a fait un petit problème… Donc on le transfère… Elle a pu lui parler un peu, vite. Et voilà, et le SAMU est parti. Et je me suis retrouvée là.

Tout d’un coup, j’ai eu un mal à l’estomac. Alors là, j’ai somatisé, mais terrible. Et je me suis dit : « Et si ? ». (Voilà. Et ça te fait rire, toi.) Et c’est « Et si ? », quoi. Alors, mon questionnement… en terme de responsabilité : si je n’avais pas choqué et qu’il soit mort ? J’en étais où ? J’ai choqué, il meurt ? J’en suis où ? Voilà, donc, c’est tout cela quelque part, que je n’ai toujours pas réussi à régler avec moi-même.

Cette histoire de responsabilité, je crois qui est fortement… parce qu’elle m’a dit « Je te le confie » aussi. Cette charge que j’ai prise et que je n’ai pas été, moi, en capacité de lui dire non, parce que je crois que quand on nous confie… Je n’ai pas été personnellement en capacité de lui dire non. C’était mon travail, c’était quelque chose de normal. Voilà, et je me débats avec tout cela. Je n’ai jamais eu de réponse de la part de l’interne, à savoir pourquoi
il ne pouvait pas… en plus...

Quelque chose qui m’a réconforté, c’est qu’il m’a dit merci après, quelque part. Je ne l’attendais pas, parce que je n’ai pas fait ça parce que… pour lui. Tu vois. J’ai agi parce qu’il y avait une urgence et qu’il fallait le faire. Mais c’est le après… le après, je… C’est pour cela que je te disais tout à l’heure que quand on parle de responsabilité, j’ai ce truc, cet exemple… qui me vient.

Parce que j’ai fait un geste qui, quelque part, n’était pas de ma responsabilité. Je n’avais pas le droit de le faire. À l’époque, ce n’était pas des défibrillateurs semi-automatiques comme maintenant, quoi. Maintenant, il y a une législation, les gens sont formés... À l’époque, moi en cardiologie, je n’ai jamais été formée. J’avais vu les cardiologues choquer, donc… et voilà. J’ai fait comme j’ai pu. Il se trouve que ça a marché. Je vais dire tant mieux pour le patient, tant mieux pour moi. Mais, ça n’aurait pas marché, je crois que c’était pareil. C’était… Voilà, donc je suis avec cette expérience là, qui, bon… qui revient régulièrement. Oui. Et que je n’ai pas… quelque part, que je n’ai pas réglé. Je ne sais pas… (Silence)

Éclairage par le concept de « bonne action »

Ma très chère Christine, tu m’as raconté cela il y a deux ans environ. On l’a publié et je continue de penser que c’est important que des histoires de soins comme celle que tu as vécue soient tracées. Elles font partie intégrante de notre mémoire soignante. Alors, comme promis, je propose d’éclairer cette histoire de soin par notre trame d’analyse.

Quand tu m’as raconté cette histoire, je t’ai écoutée bien sûr, j’ai souri par moments, et mes yeux se sont sans doute un peu embués. Il en est de même aujourd’hui quand je relis ton témoignage. Christine, j’imagine que Kant aurait dit : C’est une bonne action. Et pour ma part, je qualifierai cette action de très bonne action et aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce que je le ressens émotionnellement. Je te le dis parce que tu as fait à autrui ce que tout homme aurait voulu qu’on lui fasse : que quelqu’un fasse en sorte qu’il ait une chance de continuer de vivre. Et là, on est d’accord, on s’appuie plus sur le respect de la Loi mosaïque que sur Kant. Et pour ne pas réduire Kant à l’application de la Loi mosaïque, j’aperçois ici le principe de non contradiction : est-ce que la maxime de cette action peut être érigée sans contradiction en loi universelle ? Pour ma part, je répondrai oui. Est-ce que l’on peut laisser l’Autre mourir sans rien faire quand on a une possibilité de faire quelque chose pour ne pas le laisser mourir ? Ton action est conforme au devoir. Et ce qui est doublement génial, c’est qu’elle me semble faite par devoir. Bien sûr, d’autres, au-delà des soins infirmiers, me diraient : mais, Philippe, vous n’êtes pas « dans sa tête ». Vous ne connaîtrez jamais sa raison profonde ou ses raisons profondes. Peut-être l’a-t-elle fait par crainte de ce que penserait sa collègue, par crainte de ce que penseraient ses collègues ? Peut-être l’a-t-elle fait par espérance d’être félicitée ? Laissons-les dire, Christine, toi comme moi, comme le demi million d’infirmières en France, les dizaines de millions d’infirmières dans le monde, nous savons. Nous savons que nous pallions une multitude de dysfonctionnements et que c’est aussi pour que le système fonctionne. Alors bien sûr, que nous y trouvons aussi notre « compte ». Mais est-ce a priori ou a posteriori ? Ceux qui éventuellement te critiqueraient, savent-ils que ce n’était pas inscrit, à l’époque, comme tu le dis, dans ton rôle d’infirmière. S’il n’était pas « reparti », effectivement tu y laissais sans doute – entre autres – ton diplôme d’État d’infirmière, ton droit d’exercer, ton droit de travailler, ton droit de continuer de soigner des êtres humains. On t’aurait montrée du doigt. Tu n’avais donc aucun intérêt personnel à le faire. D’autres diront peut-être que c’était par amour propre que tu as accompli ce geste. Je ne le pense pas, mais quand bien même, c’était de cela dont il était question, alors je nous souhaite à tous des montagnes d’amour-propre. Merci à toi pour lui. Merci à toi pour nous. Merci de permettre de valider dans les soins infirmiers cette trame d’analyse que nous a laissée Kant. Et je crois que je ne m’engage pas trop en te remerciant d’avance pour tous ceux qui vont lire ce témoignage, lire l’utilisation de cette trame d’analyse et qui vont pouvoir l’intégrer à leur tour.

Merci et bravo, car comme tu le sais, si on ne se le dit pas entre nous…

Notes

  1. Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs.
  2. Gaurier P., Quand les soignants témoignent, Du droit individuel à « l’oubli » au devoir collectif de mémoire, Paris, Édition Masson, octobre 2009, Extrait de l’« Histoire de soin de Christine », p. 36-37.

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Philippe GAURIERCadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com